“Si on n’arrive pas à entrer en relation avec les gens, il faut bien essayer ailleurs. Il faut bien trouver un moyen d’entrer en relation avec quelque chose” affirme Jerry un des deux personnages de “Zoo Story”, la pièce d’Edward Albee qui se joue actuellement dans ce théâtre atypique et chaleureux qu’est le Théâtre de Poche-Montparnasse à Paris. Une pièce drôle parfois inquiétante mené par deux comédiens de grand talent et au jeu totalement complice.   

La jungle existentielle du zoo

L’automne. Central Park à New York. Sur un banc, un homme lit. L’histoire a l’air drôle puisqu’il rit de temps à autre. Un autre homme arrive et annonce, tout de go, à ce parfait inconnu qu’il revient du zoo. “Ça vous dérange si on parle un peu ?” demande l’homme qui vient d’arriver et qui précise qu’il ne parle jamais à personne. L’homme s’appelle Jerry ( Pierre Val) et tient à raconter à Peter (Sylvain Katan) ce qui s’est passé pour lui au zoo. Deux parfaits inconnus. Une conversation du dimanche menée par Jerry qui, peu à peu, se perd pour Peter dans une inextricable spirale de questions et de confidences.   

Né à Washington en 1928, Albee est un dramaturge hors norme qui ressent avec intuition le monde qui l’entoure dans ses silences et ses vacarmes. “Zoo Story”, une pièce écrite en 1958, nous renvoie à un miroir dans lequel se reflète notre environnement actuel. Celui où les nouvelles technologies nous assaillent, où prolifèrent les écrans qui nous conduisent à un isolement de plus en plus palpable, où chaque sentiment, chaque action peut sombrer dans l’indifférence.

Comment sortir vivant de cette jungle existentielle ? Comment se rencontrer dans cette société qui crée des barrières entre la nature et les humains ? Comment sortir de l’immense solitude qui en résulte si on est coupé des autres, de soi-même et de ses émotions ?  Dans un dialogue qui débute de façon banale se construit peu à peu, par le jeu des questions, la métaphore du zoo où coupés par les barreaux des cages, humains et animaux se regardent sans se rencontrer. Le zoo inscrit en filigrane la détresse et la solitude des humains qui, ne parvenant pas à communiquer, construisent leurs propres barreaux et s’isolent toujours plus.

Parler à quelqu’un…

Parler à quelqu’un est la base de la demande de Jerry à Peter qu’il ne connaît pas. Parler du zoo revient pour lui à tenter de donner une orientation au récit. Le théâtre d’Edward Albee , dit-on, fait souvent appel à l’absurde.  “Zoo Story” apparaît avant tout comme une pièce sur le récit signale Pierre Val, interprète du rôle de Jerry, également traducteur et metteur en scène de la pièce. “Le zoo devient ici un prétexte qui nous entraîne, dit-il, vers une mise en abyme de la narration théâtrale”. Face à Jerry qui mène le discours, Peter apparaît comme un homme placide et rêveur parfois gêné des questions indiscrètes qui lui sont posées. Il essaie par compassion et peut-être curiosité d’y répondre le mieux possible. Comme éditeur dans une maison de livres scolaires, il précise à Jerry qu’il gagne bien sa vie. Il est marié, a deux filles, deux chats et deux perruches. Une vie simple, au quotidien plutôt terne. Face à lui, à défaut d’un récit spontané de son interlocuteur, Jerry, essaie “de trouver le moyen d’entrer en relation avec quelque chose”  qui lui permette de continuer à trouver de l’intérêt à sa propre vie. 

Dans une mise en scène et une scénographie minimales dont le décor se limite à un banc et quelques feuilles d’automne éparpillées sur le sol, les deux acteurs se font face dans un jeu subtil et très fin qui ouvre des portes vers les silences et les mystères de chaque personnage. La musique et les sons sous-tendent et prolongent parfois la narration. Ils n’ont rien d’illustratif. Ils racontent aussi l’intériorité et les non dits de “l’histoire secrète” des personnages. Les deux acteurs travaillent ensemble depuis plus de vingt ans et se connaissent bien.

“Pour Sylvain Katan et moi-même, “Zoo story” est le spectacle le plus profond et, d’une certaine manière, le plus grave, qu’il nous ait été donné de jouer ensemble” souligne Pierre Val. À la façon des musiciens, sans démonstration dans le jeu, tous les deux se servent des silences pour enraciner le récit et les émotions qui surgissent. Ils se laissent surprendre par l’instant et les propositions de l’autre. Comme les grands conteurs, Jerry nous emmène. À la suite de Peter, nous le suivons. il nous prend par la main et nous conduit vers des espaces inattendus qui nous emportent dans notre nuit et peut-être aussi vers des espoirs secrets.