“Emprise” : Mainmise- Domination intellectuelle ou morale- Ascendant, Autorité-Influence- Dépendance” … Définitions du mot “emprise” données par le dictionnaire Le Robert. Autour de cette thématique Nejma Ben Amor écrit une pièce superbe et bouleversante, qui assume toutes les complexités d’un état aux contours indéfinissables. Seule en scène, elle interprète tous les personnages avec pour compagnon un guitariste présent dans ses silences et sa musique. Mis en scène par Charles Texier, nous voilà au coeur même des ressorts et des détours de l’emprise.    

Un engrenage de l’intime

Une table et une chaise…Les seuls accessoires sur une scène vide et à peine éclairée. Sur la scène, il /elle entre et constate que la fuite au plafond n’est toujours pas réparée et que la flaque sur le sol s’agrandit…Changement de personnage. Lina, une jeune comédienne, pousse la porte et entre dans le commissariat si mal entretenu. Mais par où commencer ? Elle vient porter plainte contre Sofiane- nouveau changement- , son metteur en scène qui la domine, la maltraite parfois aussi bien sur la scène et en public que dans l’intimité. Elle aurait besoin d’espace, de temps, d’écoute, mais Sofiane ne l’écoute pas et Lina a peur du qu’en dira-t-on…Lina ne parvient pas à l’analyser, mais elle est victime de l’emprise de Sofiane dont le seul but est la domination et la toute puissance. Son discours est confus et en face d’elle le policier a du mal à comprendre puis à la croire au fil des auditions et des tentatives d’explications des faits. Interrogé, Sofiane est si charmant et ses explications si claires !…Et comment parler de l’intime face à des gens inconnus et policiers de surcroît ? Comment confronter l’intime au regard extérieur ?
Sofiane plein de suffisance séductrice est si charmant et Lina si empêtrée dans ses explications ! La vérité se dessine au fil de la pièce : l’emprise ne laisse aucune preuve pour ceux qui se fient seulement aux apparences. Dans une solitude extrême, Lina se retrouve aux prises avec l’impuissance et l’auto-destruction. Lina, Sofiane, les policiers et tous les autres tous joués par une seule comédienne.

Une succession de personnages et de situations

La grande force de cette pièce est indéniablement la qualité de la mise en scène réalisée par Charles Texier et au jeu plein de surprises de Nejma Ben Amor qui assume un seul en scène impressionnant en jouant tous les personnages de la pièce. Prenant la voix de Sofiane, elle devient ce metteur en scène imbu de sa personne, jouant de la domination et de la manipulation de son statut . Elle est la copine, mais aussi le policier ou la policière qui l’interroge. Soutenue par la musique live de Majed Ben Amor qui l’accompagne à la guitare, l’actrice interprète les huit personnages de cette enquête qui prend parfois la forme d’un polar compliqué, où l’absurde des questions se mêle au drame de la domination. Se dessinent alors les mécanismes d’une institution judiciaire défaillante, et tatillonne qui fragilise la plaignante au profit de l’accusé.
Apparaît aussi le questionnement en boucle qui renvoie la victime de l’emprise à une impuissance qui la conduit à la culpabilité et à la destruction d’elle-même. Jouant sur la relation intime entre un metteur en scène et son actrice principale surgissent les questions, les modalités et le fonctionnement de la dépendance. Pourquoi une victime d’emprise ne peut-elle se sortir de la situation qui la détruit ? De quelle façon l’agresseur referme-t-il le piège sur la victime ? Jouant sur les besoins de reconnaissance de Lina, Sofiane referme un piège basé sur des modalités de répétitions.

Multiple et seule face aux autres

L’interprétation aux directions multiples de Nejma Ben Amor utilise tout ce que sa formation de comédienne, de clown et sa double culture peuvent lui suggérer. Le musicien regarde sans cesse Lina, l’accompagne dans ses déplacements en musique ou juste en la regardant, dans l’ombre ou sous les lumières fortes. Les grandes qualités du texte écrit par la comédienne soutiennent l’unité d’une histoire mise en scène dans un jeu scénique en solitaire, où le texte se met en place d’une façon plus personnelle et plus ouverte au fur et à mesure de son déroulement. La violence tourne en circuit fermé, mais nous ramène à nous-mêmes et à nos solitudes intérieures. Seule, face aux souvenirs de Lina et à ses différentes rencontres , la comédienne transforme sa voix qui interroge et s’approprie les mots, joue de son corps, “ses mains violentent, caressent, font mal ou soignent”. Le chemin est long, difficile. Les ressorts de la justice sont inefficaces face à l’emprise, cette violence sournoise et sans véritables contours. Pour Lina, l’acceptation de la solitude et des chemins détournés seront les seules possibilités de résolution. Le musicien témoin du drame du début à la fin lui ouvrira finalement un autre chemin: celui de l’émancipation. “L’emprise” , un vrai défi de jeu théâtral construit et mis en scène dans une complexité inventive et très juste.