Le grand jour
Texte et Mise en scène : Frédérique Voruz
Comédienne qui s’est forgée en travaillant notamment avec Ariane Mnouchkine, Simon Abkarian et le canadien Robert Lepage, Frédérique Voruz, depuis 2019, écrit et met en scène ses propres spectacles. “Lalalangue”, sa première pièce dont elle était la seule interprète, racontait l’histoire d’une mère cabossée et enfermée jusqu’à la folie dans une souffrance dont elle n’a pas les mots. “Le grand jour”, sa seconde pièce prolonge le sujet. Entre bondieuseries et banquet de non-dits, la famille se retrouve à la mort de la mère…Ça s’énerve, ça pleure, ça rit et ça balance ses quatre vérités !…
Ah ! Les liens de la famille !…
C’est le jour de l’enterrement de la mère. Il pleut et sous le parapluie, tous les frères et soeurs sont là regroupés autour du prêtre. Changement de scène. Dans la cuisine, seuls les enfants sont là et rapportent les paroles de l’un, les rouspétances et les réflexions de la famille réunie dans les autres pièces et qu’on ne verra pas. Apparaissent aussi les contradictions, les croyances et les problèmes non réglés de la famille proche. Simon saute à la gorge de son frère Benoît, Clémence, la soeur aînée qui a toujours vécu avec sa mère veut diriger les opérations alors que Mona et son époux Pierre essaient de conserver le sentiment de spiritualité propre à la mort d’un proche. On vient d’enterrer la mère et la cuisine devient la sépulture des secrets de famille à exhumer. On parle de plus en plus vite, de plus en plus fort. Les mots sortent sans nuances et les rancunes non dites surgissent. Cela fait mal parce que tous les enfants pourtant adultes se sentent perdus sans cette mère omniprésente, autoritaire et manipulatrice et contre qui ils n’ont plus à se défendre. Ils découvrent qu’ils ne savent pas comment continuer à s’aimer et dissimulent la douleur de la perte derrière la rancune. L’ombre de la mère qui ne trouve plus sa place erre totalement perdue dans sa maison…
La famille ? Un théâtre tragi-comique…
“Lalalangue”, la première pièce de Frédérique Voruz, était déjà construite autour d’une mère, qui à la suite d’une escalade en montagne avec son mari, dévisse et se retrouve amputée de sa jambe gauche. L’histoire devient celle de cette mère unijambiste, emprisonnée dans son corps souffrant. Considérant ses enfants, ses chiens et autres objets vivants comme un prolongement d’elle-même, la mère se transforme en l’Ogresse des contes.
Dans “Le grand jour”, la jambe manquante de la mère “se matérialise” un instant sur la scène comme un legs et devient le symbole autour duquel s’est construite la névrose familiale, sous le regard de Dieu qui a tout le monde à l’oeil. Les enfants qui avaient imaginé toutes sortes de stratégies pour échapper à la jalousie et aux injonctions maternelles se révèlent perdus, tristes ou en colère. Ils mettent en place des stratégies pour dominer ou sortir désormais du groupe familial. Dans l’ombre veille la mère.
La cuisine devient les coulisses où se noue le tragique des situations, en marge du salon où se trouvent réunis ceux que l’on ne voit pas : les oncles, les tantes et les amis plus ou moins proches. La journée avance, les invités s’en vont, les frères et soeurs, la compagne de l’une et le mari de l’autre révèlent alors au grand jour les jalousies et les oppositions héritées du mal-être et des souffrances de la mère. Pourtant, la mort de la mère est le grand jour de la délivrance des enfants, qui révèle la disparition de l’ogresse et l’ouverture d’un chemin à trouver.
Le choeur des névroses familiales
“Dans un ballet familial, nous voilà pris dans une valse des névroses, une danse des solitudes, le tout dessiné d’amour et d’humour noir”, souligne l’auteure et metteure en scène. Mais cette volonté dramaturgique ne serait rien sans la scénographie très astucieuse et les lumières qui délimitent des espaces précis, les deux domaines assurés avec beaucoup de talent par Geoffroy Adragna. Au centre du plateau, l’espace éclairé de la cuisine représentée par une table deux chaises en formica et quatre tabourets. A tour de rôle, à deux, trois ou tous ensemble défilent les enfants. La cuisine devient ainsi l’espace où se joue l’histoire “secrète et intime” de la famille. Le fond du plateau, dans l’ombre, permet le recueillement après l’enterrement ou un lieu de solitude quand les émotions sont trop fortes. C’est aussi le lieu des membres annexes et invisibles du reste de la famille. La lumière permet les ellipses, isole les actions et module le temps. Elle sculpte aussi le fantôme solitaire de la mère qui hante l’espace tout au long de la pièce.
Au-delà de la fable, la mise en scène de Frédérique Voruz est d’une précision diabolique où le rythme rapide des actions se développe selon une forme chorale qui souligne de façon très fine et sans démonstration, les confidences ou les travers des personnages.
Soutenu dans certains passages par la musique ou les chants qui suspendent le récit, le jeu choral se fige par instants. Les changements de costumes se font à vue et ces choix scéniques relèvent d’un théâtre totalement assumé.
Comme dans “Lalalangue”, la colère des enfants se déverse jusqu’au bout, pour finalement admettre la douleur de cette mère cabossée et au corps douloureux. Ils finissent par dire la tendresse, les transmissions et l’apaisement. L’interprétation pleine de force et de sensibilité des huit comédiens exceptionnels trace les itinéraires de chacun. Leur jeu engagé et imaginatif crée des moments sincères où le rire trace de nouveaux horizons aux drames familiaux. La mère devient alors une “héroïne gargantuesque” qui conduit chaque enfant vers son avenir propre . Dépassant la victimisation et le larmoiement, l’humour utilisé ici comme un abrasif nous précipite dans une tornade méthodique qui réunit les opposés, intègre les douleurs, la dévoration et la renaissance.
Une pièce étonnante, toute en rires et en émotions retenues que le public de la Grande Salle du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie a accueillie avec un enthousiasme non dissimulé.
Le grand jour
Texte et mise en scène : Frédérique Voruz
Avec :
Avec : Anaïs Ancel, Emmanuel Besnault, Victor Fradet, Aurore Frémont, Sylvain Jailloux, Rafaela Jirkovsky, Eliot Maurel, Frédérique Voruz
- Conseil artistique : Franck Pendino et Joséphine Supe
- Scénographie : Frédérique Voruz et Geoffroy Adragna
- Création Lumière : Geoffroy Adragna
- Création Son : Benoit Dechaut
Durée estimée : Environ 1 h 30
Du 15 Février au 5 Mars 2023
Du mercredi au samedi à 20 h , Dimanche à 15 h 30
Grande salle – Théâtre du Soleil –
Cartoucherie
75 012 Paris