J’aurais voulu être Jeff Bezos
Texte et Mise en scène : Arthur Viadieu
Tout au long de l’année les petites “boîtes à sourire” arrivent de plus en plus nombreuses dans les boîtes aux lettres et clients ou pas, on connaît tous le nom d’Amazon. On ne connaît pas forcément celui du milliardaire à la tête de cette entreprise… Son nom ? Jeff Bezos. Certains - peut-être mégalomanes et envieux - rêvent de devenir Jeff Bezos et en font une pièce de théâtre. Arthur Viadieu et son collectif P4 sur la scène du Théâtre de Belleville nous racontent comment y parvenir. Un texte et une mise en scène totalement déjantés, servis par des comédiens et comédiennes diablement talentueux qui s’attachent à nous dérouter en permanence.
Un Techno-Seigneur au service du Bien
“Au commencement était l’idée et l’envie irrépressible de la conquête [qui déposerait] une nouvelle norme numérique sur la terre”. Dans le noir, la vérité nous est assénée. Lumière. Sur une scène encombrée de cartons et autres objets, deux femmes en opposition, posent en alexandrins une réalité à la fois extraordinaire et inquiétante : elles parlent de la présence d’un seigneur diabolique dont la fortune vient de nos caprices. “C’est un héros moderne, insiste l’une, qui use des pulsions de l’humanité”. “C’est un génie qui a l’agilité de la prise de risques”, souligne l’autre. Et c’est surtout le roi de la babiole, celui qui sait imaginer les envies de la planète entière tout en ayant un grand sens de la mythologie et de la poésie puisqu’il a donné à son entreprise le nom du fleuve Amazone !
Dès le début de la pièce, le ton est donné. Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge, ni même le procès de Jeff Bezos, cet homme devenu le plus riche du monde. Il ne s’agit pas d’examiner la portée économique et sociologique de son entreprise, mais de se demander comment devenir calife à la place d’un calife du nom de Jeff Bezos. Par touches, se dessine le portrait de l’entrepreneur visionnaire doté d’une intelligence hors normes, philanthrope irréaliste ou cynique, rêvant de devenir cosmonaute à ses heures perdues. En jouant avec le ridicule et le décalage, apparaît aussi le personnage inquiétant qui rêve d’un monde soumis à ses services révolutionnaires, destinés à satisfaire les besoins de la surabondance qu’il aura su imposer. Enfant, il espérait créer un petit jardin aussi beau que celui de son grand-père. Adulte, il remplit des tonnes de cartons “souriants” contenant toutes les marchandises du monde dans des hangars surdimensionnés.
Le théâtre comme un jeu de passe-passe
En faisant alterner des registres différents et parfois opposés, Antoine Viadieu crée une machine à jouer des plus dynamiques. Épaulée par un groupe de comédiens tous engagés dans un jeu physique soutenu, l’ originalité de son texte et de sa mise en scène tient à la construction d’un capharnaüm d’histoires qui se télescopent dans des temps et des espaces imprévisibles. On passe d’une interview de Jeff Bezos à notre époque à un souvenir d’enfance qui semble être le point de départ de sa pensée.
On passe d’un semblant de scène classique écrite en alexandrins qui dessine le portrait d’un homme enfermé dans ses contradictions et sa mégalomanie à un jeu proposé par une drag-queen de cabaret – excellente Roma Blanchard à la fois comédienne et récente drag-queen qui souhaite mixer le théâtre et le drag. Dans un fatras de cartons et d’accessoires de toutes sortes à l’entour, le jeu des comédiens se déroule sur un plateau circulaire dans une scénographie précise et un éclatement de la fable. Toutes les offres de services et d’objets proposés par la société Amazon deviennent l’occasion de jeux sur le plateau. Les jeux virtuels face à un écran imaginaire succèdent à l’achat de robes dernier cri ou à la vente d’objets bizarres. Les textes se juxtaposent et explorent des registres différents. L’espace se déforme à son tour et l’on passe en quelques secondes de jeux virtuels dans un salon à une scène de cabaret. Les comédiens, devenant Jeff Bezos à tour de rôle, s’amusent comme des fous.
“Ce qui peut être fait doit être fait” !…
Dans ce jeu délirant, le personnage réel de Jeff Bezos se diffracte et devient un personnage de théâtre à la personnalité multiple, perdu dans une réalité qu’il construit selon sa fantaisie. Commerçant novateur au départ, on le voit se transformer en un personnage qui veut soumettre la réalité à tous ses désirs. Intransigeant et sans compassion pour ses employés et au final prisonnier de son propre système. Peu à peu, d’une pitrerie à une autre, d’un jeu de séduction à des propos parfois cyniques se dessine la réalité des desseins de Jeff Bezos, qu’il faut bien comprendre pour prendre sa place. Sous le couvert de l’obsession du client, créer de la surveillance. Mettre en place un système “fait de calculs et de données compilées sur nos existences afin de rassasier et d’anticiper tous nos désirs…car le monde est un cadavre sur lequel il faut se tailler la part du lion !” . CQFD, voyons !
Tous les comédiens jouant Jeff Bezos à tour de rôle deviennent les créateurs d’une sorte de cabaret où règnent la folie incontrôlable et la démesure. Pourtant, la fin du spectacle nous ramène à une réalité tangible. Celle des petites mains qui travaillent dans l’ombre pour assurer le quotidien d’Amazon. Le comique de la pièce s’arrête sur le visage d’une femme assise sur une chaise. Une employée de l’entreprise qui raconte dans son langage direct et simple, la réalité des droits du travail bafoués en empêchant les employés de se syndiquer, la fatigue des dix kilomètres quotidiens parcourus dans des hangars sans fin, les bras chargés de 130 articles portés par heure, le travail en partenariat avec des robots…La différence entre les robots et les humains employés dans l’entreprise Amazon ? Les robots ne sont pas encore codés pour faire le travail des humains !…
“Jeff Bezos s’est chargé d’une mission qui prône l’audace face à la stagnation pour maintenir le monde dans un état créatif et innovant”. Ah ! Oui…Les humains dans son entreprise, c’est peut-être transitoire après tout ?
J’aurais voulu être Jeff Bezos
À partir de 12 ans
Mention Spéciale du jury du concours jeunes metteurs en scène du Théâtre 13 en juin 2021
Texte et mise en scène : Arthur Viadieu
Avec : Roma Blanchard, Chloé Chycki, Bob Levasseur, Mathias Minne et Claire Olier
- Création lumière : Maxime Charrier
- Création musicale : Antoine Mermet
- Scénographie : Lucie Meyer
- Costumes : Clémence Amand, Anaëlle Leplus
Durée estimée : 1 h 30
Du Dimanche 8 au Mardi 31 Octobre 2023
Lundi & Mardi. 21h15, Dimanche : 17 h 30
Théâtre de Belleville – 75 011 Paris