
Il n’y a pas de Ajar
Texte : Delphine Horvilleur
Mise en scène : Arnaud Aldigé & Johanna Nizard
1981. La nouvelle arrive comme un pavé jeté dans une mare. Émile Ajar et Romain Gary ne sont qu’une seule et même personne annonce Bernard Pivot. Mais surprise !… Dans une cave, un homme qui se nomme Abraham Ajar déclare être justement le fils d’Émile Ajar et il va nous expliquer ce qu’il en est !… “Il n’y a pas de Ajar” . Première pièce de Delphine Horvilleur interprétée par Johanna Nizard…Un résultat plein d’humour, de poésie et profond dans sa réflexion…
Premier suicide littéraire sans consentement
Plateau noir. Bernard Pivot nous annonce qu’Émile Ajar ne peut recevoir le Prix Goncourt pour son roman “La vie devant soi” car il n’existe pas et a été inventé. Émile Ajar et Romain Gary ne sont qu’une seule et même personne. Romain Gary, déjà titulaire du Goncourt, ne peut en bénéficier une seconde fois !
Dans l’ombre, des bruissements, des rires…Et une voix qui nous dit qu’en se tirant une balle dans la gorge, Gary a supprimé Ajar et que cette opération représente le premier suicide littéraire sans consentement ! Il apparaît sur le plateau et nous promet qu’il va tout nous expliquer ! Lui c’est Abraham Ajar, fils d’Émile Ajar, père fictif et faisant de lui l’enfant d’un livre. Il va tout nous raconter de son “trou juif” – et qui n’a rien de juif- comme il nomme la cave dans laquelle il vit. En fait, c’est le ”trou juif” que sa mère, Madame Rosa, a choisi comme planque en- dessous de son immeuble. “Fils de la falsification, de l’entourloupe majeure du XXème siècle”, Abraham Ajar va tout nous expliquer !

Je m’appelle Ajar, Abraham Ajar, initiales A.A
Pourquoi choisir Ajar, le nom d’un homme qui n’a jamais existé et qui s’est trouvé “victime” d’une manipulation littéraire ? Le choix de Delphine Horvilleur n’a rien d’arbitraire car son idée première a été d’écrire, nous dit-elle “un texte polémique contre l’obsession identitaire du moment, du chacun chez-soi de nos identités qui nous assignent à résidence” . “Monologue contre l’identité” est-il d’ailleurs précisé sous le titre de la pièce.
Elle se souvient aussi qu’au-delà de nos histoires personnelles, de nos religions, nous ne sommes pas limités à notre seule identité, nous sommes aussi héritiers des histoires lues dans les livres ou racontées par nos parents. Delphine Horvilleur écrit ici sa première pièce de théâtre, mais elle a été journaliste et c’est une autrice expérimentée au parcours des plus singuliers. Elle est rabbin et nous dit que le métier le plus proche de celui-ci est celui du conteur qui relie ceux qui écoutent les histoires et leur permet de transformer ces récits en expériences personnelles.
Le personnage d’Abraham Ajar est construit autour de certaines idées-force. L’idée m’est très personnelle, mais je trouve que Abraham Ajar se rapproche du chat du Rabbin, le personnage de la bande dessinée de Joan Sfar. Comme lui, il pose des questions profondes en usant du mode et du raisonnement saugrenu.
Abraham Ajar se métamorphose, questionne le monde et avec humour, il nous invite à rire du dogme, de nos identités et de nos certitudes. On y retrouve cette forme d’humour juif souvent basé sur des questions aux réponses imprévisibles.
Seule en scène, avec un humour et des transformations physiques à la fois poétiques et surprenantes, Johanna Nizard s’esquive, se perd dans l’ombre du plateau, apostrophe le monde du fond de son “trou juif” ** comme elle dit. Elle change de costume sans s’arrêter d’émettre toutes les idées qui lui passent par la tête. Elle disparaît dans l’ombre puis réapparaît dans un coin de lumière, devenant un autre personnage qui a traversé les temps et les époques ou qui est sorti d’un espace improbable. Abraham Ajar utilise un art consommé de la transformation. Son nom fait référence au père de tous les croyants et à la Thorah. Un peu plus tard, il devient une femme qui vit seule dans sa maison ou une sorte de Dibbouk du théâtre Yddish !
La (non) revendication des identités

Comme dans un rêve, porté par une scénographie et des lumières – superbe travail de François Menou – qui orientent de façon imprévisible le mouvement sur le plateau, revendiquant ses origines quelque peu “improbables”, Abraham Ajar interroge ceux qui sont venus l’écouter. Les transformations du personnage s’adressent à nos inconscients. Qui êtes vous, vous qui me regardez ? interroge-t-il. De quoi est fait aujourd’hui, dans ce monde multiple et contradictoire ? Comment nous construisons-nous à travers ce qui nous a été transmis ou qui appartient à notre temps ?
“Nous sommes tous les enfants des livres que nous avons lus et des histoires qu’on nous a racontées. Voilà le secret d’Abraham pour demain, un secret à venir écouter, un secret gros comme la Torah, ou à raison, mince comme un souffle de vie” nous dit Ajar dans un murmure. La cave devient le lieu des mots qui créent les mondes et toutes les histoires qui passent par la tête. Et c’est ce chemin que trace l’autrice et que porte Johanna Nizard. Nous sommes ici dans le vrai théâtre: celui qui unit les mondes du visible et de l’invisible. Porté par une équipe solidaire, un texte remarquablement écrit et le jeu magistral généreux et inventif de la comédienne, cette pièce nous fait “traverser des ponts sur lesquels danser”.
Quelques précisions
– Question posée à l’équipe de cette pièce inclassable : “Cet Abraham Ajar a-t-il vraiment quelque chose à voir avec Romain Gary et Émile Ajar ?”
Voici leur réponse.
“Tellement de rumeurs ont circulé à propos de cette histoire … Je profite de vos questions pour lever tous les doutes : Abraham est le seul, le véritable, et l’unique fils que Madame R. a eu avec Émile Ajar. Il n’est pas de la famille de Romain Gary, que les choses soient claires. Aucun test de paternité n’est jamais venu démontrer le contraire”.
** Ah ! Abraham Ajar a aussi cette précision à donner concernant le “trou juif” ! (Extrait du texte) :
“Rien de juif ce trou, juste “un nom de code”, le nom donné par son inventeur, un médecin viennois qui appelait cet endroit autrement. “L’inconscient” ou un nom comme ça ! (…) Alors écoute : bienvenue dans ton “trou juif” mon ami !…Là où tu peux reconnaître l’illusion de ton identité… » .
Pour en savoir plus :
RTL : https://www.rtl.fr/culture/arts-spectacles/goncourt-l-incroyable-stratageme-de-romain-gary-pour-creer-emile-ajar-7900092904
Il n’y a pas de Ajar
Éditions Grasset
Texte : Delphine Horvilleur
Mise en scène : Arnaud Aldigé et Johanna Nizard
Avec : Johanna Nizard
- Collaboration artistique à la mise en scène : Frédéric Arp
- Conseil dramaturgique : Stéphane Habib
- Regard extérieur : Audrey Bonnet
- Scénographie et création lumière : François Menou
- Création maquillage et perruques : Cécile Kretschmar
- Création costumes : Marie-Frédérique Fillion
- Création sonore : Xavier Jacquot
Durée estimée : 1 h 15
Du 15 Au 26 Mai – Du Lundi Au Vendredi À 20H
Relâche les 18, 19, 20 ET 21 Mai
Les Plateaux sauvages – 75020 Paris
► TOURNÉE 2023
17 juin : Théâtre Princesse Grâce, Monaco (98)
11 au 13 juillet : Les Nuits de Fourvières, Lyon (69)
29 juillet : Festival de Figeac, Saint-Céré (46)
1er au 3 puis 15 septembre au 1er octobre : Théâtre de l’Atelier, Paris (75)
7 et 8 septembre : Théâtre de la Manufacture, CDN Nancy Lorraine (54)
5 décembre : L’Azimut, Antony – Châtenay- Malabry (92)
9 décembre : Théâtre des 2 Rives, Charenton (94)
13 au 15 décembre : Théâtre National de Nice, – CDN Nice Côte d’Azur (06)17 décembre : Théâtre de Grasse (06)
19 et 20 décembre : Bonlieu – Scène nationale Annecy (74)
…D’autres dates sont prévues de Janvier à Mai 2024