Héritiers 

Texte & Mise en scène : Nasser Djemaï

“Héritiers” est un conte fantastique, écrit par Nasser Djemaï dans une mise en scène rigoureuse et avec un jeu d’acteurs rondement menés. L’impression d’instabilité issue d’actions qui s’enchaînent de façon imprévisible, traduit avant tout le déni de la réalité d’un monde qui se transforme en permanence.

Un espace singulier coupé du monde

Tout est à refaire dans cette maison dont Julie et Franck viennent d’hériter et où ils s’installent avec leur famille. Les murs décrépis, les tapis élimés évoquent les restes bourgeois d’une splendeur passée. La proximité du lac, de la nature semblent pourtant promettre l’harmonie et la paix. Cependant, malgré les efforts de Julie et la bonne volonté de Frank, tout semble compliqué. Le toit menace de s’effondrer, les factures s’accumulent, des bruits étranges font craquer les murs et la forêt semble se déplacer sans être vue. La campagne à l’entour devient peu à peu inquiétante et inscrit la maison en un espace singulier coupé du monde. Sous l’apparente banalité des situations rôdent les fantômes, en particulier celui de l’homme du lac qui traverse la scène d’un pas lent, comme le dernier témoin invisible du passé de la maison et de ses secrets.   

Avec “Héritiers”, une pièce dont il est à la fois l’auteur et le metteur en scène, Nasser Djemaï continue à creuser dans les apparences de la réalité pour nous offrir une fable qu’il tire vers un fantastique qui construit plusieurs niveaux de lecture au fur et à mesure du déroulement de la pièce. Comme dans chacune de ses créations, Djemaï s’interroge sur l’impact de la famille et sur la façon dont se construisent en son sein les imaginaires et les contradictions. Son regard décalé induit plusieurs niveaux de lectures qui parfois nous rappelle les théâtres d’Ibsen et de Strinberg. La maison devient  un personnage à part entière, prolongement et réceptacle de l’histoire des générations qui s’y sont succédé. 

De quoi sommes-nous les héritiers ?

Jimmy, le frère de Julie semble être le seul à percevoir cet au-delà des apparences. Artiste et poète, porté par le jeu virevoltant d’Anthony Audoux  -interprète du rôle – Jimmy vit dans son monde, imagine toutes sortes de scénarios de films dans lesquels il essaie d’impliquer sa soeur Julie. 

Par le truchement de son imagination délirante, la maison finit par ressembler à ce qui pourrait être un manège, une boîte à musique, une maison de poupées, en tous cas un plateau de tournage permanent où la vie réelle finit par se dissoudre dans les fantasmes. Considérant le cinéma comme la possibilité d’une réalité augmentée, il tente de questionner le sens d’une vie qu’il imagine pour échapper à la banalité du quotidien. Ponctuant ses discours de “Coupez” tonitruants il crée des ruptures permanentes dans le récit, dans l’espoir de déplacer le regard vers d’autres possibles avant l’effondrement final qu’il sent venir.

La mise en scène de Nasser Djemaï quitte peu à peu la réalité basée sur la remise en état de la maison et l’installation de la famille, pour s’orienter vers un imaginaire qui met à jour les plaies des uns et les secrets des autres. On finit par quitter la banalité et par entrevoir la complexité de relations familiales  qui ont à voir avec celles des tragédies grecques. Au- delà des personnes, la maison se met à vivre une vie indépendante traversée par des craquements, des musiques venues on ne sait d’où, des volets qui claquent, des voix qui murmurent l’histoire des générations précédentes, évoquant notamment celle des enfants des anciens propriétaires, noyés dans le lac. 

Si le début de la pièce s’attache à une forme de réalisme s’apparentant aux pièces de Tchékhov, la pièce se déroule peu à peu sous la forme d’une danse funèbre qui conduit inéluctablement vers le chaos. Il faut signaler la très belle scénographie d’Alice Duchange, soutenue par les lumières de Kevin Briard et la création sonore de Frédéric Minière qui transforment le plateau. Au plus près du télescopage des actions, ils nous font passer du réalisme de notre époque à une incursion dans un temps et un espace imaginaires où se côtoient les vivants et les morts, le théâtre contemporain et le théâtre classique.  

Fuir la maison, imaginer un avenir avec d’autres critères de vie, accepter la rupture avec le passé, restent les seules possibilités de se réinscrire dans une existence “normale” et éviter l’engloutissement dans les lambeaux de l’ancien monde.



“Héritiers” (Ed.Actes Sud-Papiers)

Texte et mise en scène Nasser Djemaï


Avec Anthony Audoux, Peter Bonke, Coco Felgeirolles, François Lequesne, David Migeot, Sophie Rodrigues, Chantal Trichet

Dramaturgie Marilyn Mattéï
Assistanat à la mise en scène Benjamin Moreau
Création lumière Kevin Briard
Création sonore Frédéric Minière
Scénographie Alice Duchange
Création costumes Marie La Rocca
Maquillage Cécile Kretschmar
Fabrication décor Atelier MC2: Grenoble


Durée estimée 1h50 –


Vu  en Octobre 21

THÉÂTRE DES QUARTIERS D’IVRY – Manufacture des Œillets / CDN du Val-de-Marne 

 

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