Au théâtre, France-Fantôme de Tiphaine Raffier

France-Fantôme
Texte et Mise en scène : Tiphaine Raffier

De quelle façon, les discours médiatiques ou politiques nous manipulent-ils ? De quelle façon pouvons nous résister à l’image ou au discours ? De quelle façon la machine sociale ou personnelle se grippe-t-elle ? Tiphaine Raffier, avec “France-Fantôme”  fait surgir ces questions autour d’un genre assez peu exploité au théâtre, la science-fiction. Âgée d’une trentaine d’années, Tiphaine Raffier, écrit et met ici en scène son troisième spectacle plutôt dérangeant et à la dramaturgie complexe.

Résurrections “démémorialisées”…

Tout commence dans une cuisine moderne. Universitaire spécialiste de Proust, Véronique s’accroche violemment avec un de ses étudiants qui souhaite ni plus, ni moins raccourcir “À la recherche du temps perdu” et gagner ainsi du temps dans la lecture du texte. La vie de Véronique bascule quand on lui annonce la mort de Sam, son mari, tué dans un attentat par un groupe terroriste. Nous sommes au XXVème siècle et cette mort peut être réparée selon un procédé particulier de résurrection . Deux personnes offrent à Véronique la possibilité (voire l’obligation …) de faire revivre Sam avec son passé. Mais il prendra une apparence différente qui anéantira ce qu’il fut dans sa vie précédente. Véronique, au début résiste à cette solution puis finit par accepter. Au mur est installée une machine murale, semblable à une chaudière. C’est le “démémoriel”, la boîte numérique où chaque citoyen doit déposer chaque jour ses souvenirs contre paiement d’un revenu garanti pour tous. Véronique finit par être ravie de cette solution, la vie semble pouvoir reprendre sous la forme d’une continuité en dépit de la mort de Sam. Mais parfois, bien qu’accompagnée par un groupe de personnes dans la même situation, elle se trouve frustrée par une vie à elle qui ne reprend pas selon ses désirs…La mémoire sous cette forme cafouille pour les vivants qui doivent traverser la séparation, le deuil et le chagrin…

Au théâtre, France-Fantôme de Tiphaine Raffier
Photos © Simon Gosselin


Le sujet décédé “rappelé” par la famille et réincarné dans le corps d’un autre revient sous la forme d’une “hiérarchisation des âmes” en fonction des origines sociales. La “résurrection” comporte des tarifs différents qui fait la richesse de la “Recall Them Corp”, une multinationale qui n’hésite pas à se bagarrer à coups de pub et de formations pour rester à la tête de ce marché des plus lucratifs. Les souvenirs racontés au cours de réunions de formations, puis vidés et stockés dans les “”démémoriels” en fin de journée mettent ainsi en place la révolution “scopique”. Basés sur “l’achat” des souvenirs qui disparaissent de la mémoire de leurs détenteurs, ils permettent d’être rappelés (et rachetés) par la famille quand une personne chère décède. Mais qu’en est-il de l’intégrité de la vie de chacun ? Qu’en est-il lorsque le “rappelé” revient sans un visage que l’on connaissait ? Qui est-il et que représente-t-il désormais pour sa famille ?

Vos souvenirs valent de l’or…

En acceptant le rappel de Sam à travers ses souvenirs stockés dans la machine, Véronique espère la reprise de sa vie là où elle s’est arrêtée, mais… surgissent alors des fausses notes.
“J’avais envie, dit Tiphaine Raffier, de parler de la séparation, du deuil, du chagrin, mais avec une portée politique, que cette petite histoire d’un couple séparé fasse partie de la grande. Le spectacle parle de l’art, de la fonction de l’image, de la religion, de la mort, de l’altérité… »
Si la première partie du spectacle se déroule dans la cuisine banale d’un appartement, la suite du spectacle montre les dessous politiques et met en scène les “fantômes” qui tirent les ficelles dans l’ombre. Comme dans certains films de science fiction, tels que “Soleil vert” ou “Blade runner”, la mort permet la mise en place d’un système qui lamine les libertés, favorise la manipulation créant une norme sociale mortifère. La scénographie d’Hélène Jourdan, les lumières froides de Mathilde Chamoux et le travail des images de Martin Hennart, dans la seconde partie du spectacle, font éclater la normalité du quotidien, pour nous conduire sur un plateau vidé rappelant les univers de la science-fiction. Tout semble alors figé, les actions se répètent, les émotions sont mises à distance. Seule la société “Recall Them Corp” qui serine en boucle “N’oubliez pas de décharger vos souvenirs” à la fin de chaque séance de collecte de souvenirs, semble y trouver son compte et martelant le bienfait de ses actions.

La manipulation des discours

Le travail d’équipe des comédiens et en particulier le jeu maîtrisé de Édith Mériau (Véronique) qui porte sur ses épaules le spectacle ne se relâchent jamais. La qualité des images vidéo de Pierre Martin et les musiques assurées par Guillaume Bachelé, mettent en scène la mécanique d’une norme sociale écrasante qui oriente, au-delà de l’action des personnages, le sens du spectacle.
Le sujet est complexe, l’auteure et metteure en scène a souhaité explorer toutes les directions possibles, et cette option est passionnante. Cependant, trop de codes et de complexités dans la dramaturgie évoquant le contexte social, numérique ou politique finit par créer parfois des confusions et des difficultés à suivre le cheminement des actions et des personnages.
Pourtant, le monde bouillonnant de Tiphaine Raffier est une ouverture vers une autre direction du théâtre tant dans la mise en scène que dans l’écriture. Naît ainsi une nouvelle approche des questionnements métaphysiques comme l’incarnation et le devenir dans la mort. Dans le monde en devenir de cette France fantôme, l’utilisation de plus en plus large des algorithmes, les métamorphoses de la mémoire imposée par la présence du numérique et la manipulation des discours ébauchent les directions possibles et inquiétantes d’une future réalité aux contours encore mystérieux.

Au théâtre, France-Fantôme de Tiphaine Raffier
Photos © Simon Gosselin



France-Fantôme

Texte publié aux éditions La Fontaine.

Texte et Mise en scène : Tiphaine Raffier

Assistants à la mise en scène: Lyly Chartiez-Mignauw Lucas Samain


Avec : Guillaume Bachelé, François Godart en alternance avec Sharif Andoura Mexianu Medenou, Edith Mérieau, Rodolphe Poulain, Haïni Wang, Johann Weber

Musiciens: Marie Eberle, Pierre Marescaux

  • Scénographie : Hélène Jourdan
  • Musique : Guillaume Bachelé
  • Costumes : Caroline Tavernier
  • Création lumière: Mathilde Chamoux
  • Création son : Frédéric Peugeot
  • Création vidéo: Pierre Martin Oriol

Durée estimée : 2 h 35


Vu au Théâtre Nanterre-Amandiers – 7 Rue Pablo Picasso- 92 000 Nanterre en Janvier 2023.

Autre Spectacle de Tiphaine Raffier en diffusion
La chanson [reboot]
Mc93 – Maison De La Culture De Seine-Saint-Denis

Du 31 Mars Au 15 Avril 2023


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