Farben
Texte : Mathieu Bertollet
Conception & Mise en scène : Cécile Givernet et Vincent Munsch
Les pièces qui mêlent, pour adultes, théâtre et marionnettes questionnent toujours et parfois dérangent. Esthétique particulière, scénographie et musique mettent à distance le regard du spectateur… Cécile Givernet et Vincent Munsch adaptent “Farben”, pièce de l’auteur suisse Mathieu Bertholet et défendent un univers singulier qui nous transporte de la fin du XIX° siècle à la première guerre mondiale.
Un univers singulier : Théâtre, marionnettes et sciences
Allemagne, 1915. Clara Immerwahr est une jeune chimiste allemande de talent – devenue la première docteure en physico-chimie outre-Rhin. Son désir le plus profond serait d’être admise dans un institut scientifique et de mettre la science au service de l’humanité. En épousant Fritz Haber, chercheur dans le même domaine qu’elle, elle a l’illusion de pouvoir partager avec lui les mêmes recherches. Mais la tradition bourgeoise patriarcale va entraver les ambitions de la jeune femme qui se voit reléguée dans la cuisine. Une cuisine qu’elle finit avec ironie par qualifier de domaine d’expérimentation. Son époux, quant à lui, n’a pas les mêmes idéaux et voit sa carrière s’envoler…
La pièce commence en 1915 et procède à une remontée rétrospective des souvenirs de tous les personnages. Se dessinent en filigrane la montée de la guerre, l’ambition de Frantz, le mari de Clara, prêt à tout pour assouvir ses désirs de notoriété. Celui-ci est juif dans l’Allemagne du début du XX° siècle et cela représente un frein dans ses projets. Écraser les désirs de sa femme plus intègre que lui et issue d’un milieu plus aisé que le sien est une façon de “se venger” d’une société qui aura du mal à le reconnaître avant qu’il ne mette au point des gaz de combat qui seront utilisés par l’armée durant la guerre de 14. La dramaturgie ne néglige aucun des aspects sociaux de cette époque qui brident les femmes scientifiques dans leur désir d’oeuvrer dans un domaine uniquement réservé aux hommes. Le gouffre se creuse entre les deux époux, jusqu’à l’inéluctable. En 1915, Clara se suicide…Entre temps, Fritz Haber est devenu Prix Nobel de chimie
Un dialogue entre théâtre et marionnettes
Venus du théâtre gestuel, Cécile Givernet et Vincent Munsch ont fondé la Compagnie Espace Blanc en 2016. Marionnettes, ombres ou théâtre de papier, dialoguent ici avec les acteurs sur le plateau qui incarnent par moments directement leur rôle.
Ils passent ainsi de l’ombre à la lumière. En manipulant les masques et les marionnettes; ils mettent à distance la réalité et nous transportent vers le rêve et la fantaisie. Autour de la réalité historique, la pièce crée des univers différents. Des acteurs vivants, des marionnettes ou des masques s’assoient ensemble pour dîner, invitent des amis ou imposent leur vision du monde. Ils critiquent les uns ou les autres et prennent position à partir du milieu social dont ils sont issus. La mise en scène de Cécile Givernet et Vincent Munsch ne laisse aucun détail en souffrance. L’appartement modeste où vivent au départ les deux époux se transforme en un espace qui affirme la réussite. Sur la scène, le décor se transforme et s’agrandit au fur et à mesure de l’ascension sociale de Frantz. La dramaturgie, le son et la musique créent des univers singuliers qui valorisent chaque étape des 124 scènes courtes qui construisent le texte. `
Il faut aussi souligner le jeu de ces quatre généreux comédiens aux gestes précis, à la présence forte et qui s’éclipsent derrière les marionnettes lorsqu’ils les manipulent. Les marionnettes magnifiquement sculptées et les masques prennent alors vie et occupent en un instant tout le plateau. Devenant à leur tour les personnages centraux, ils prolongent les mêmes émotions vécues, un temps auparavant, par les comédiens, dans une course de plus en plus folle alors que la guerre débute.
Une mise en scène qui souligne la poésie du texte
“À travers la voix de celui qui n’est pas mort, le spectateur voit la guerre, celle de la ligne de front, celle des gaz de Fritz Haber(…) Les dates et les heures, déclinées avec une précision historique, scandent la pièce et invitent à plonger dans le journal intime de la vie brisée de Clara” soulignent les metteurs en scène. Si l’écriture de Mathieu Bertholet s’inscrit dans une approche expressionniste, la mise en scène de Cécile Givernet et Vincent Munsch, en mêlant la musique et le son, en ajoutant au jeu des acteurs celui des masques et des marionnettes en accentue la distance et la poésie.
La mise en scène inclut un personnage un peu étrange qui ressemble à la fois à un comédien et à une marionnette. Il apparaît dans la fumée, le visage recouvert d’un masque à gaz et évoque dans une litanie, le nombre de morts, les drames liés à la science et aux progrès techniques. Il évoque cette machine de guerre à la fatalité immuable qui s’inscrit dans l’Histoire.
“Farben” signifie “couleurs” en allemand. Pourtant, à l’image d’une société étouffante sur laquelle plane l’ombre de la guerre, toute la pièce est dominée par des nuances de gris. Les images et l’action s’accélèrent et finissent par nous emprisonner dans un univers de plus en plus mortifère. Le récit en s’accélérant souligne la dépossession de Clara qui se trouve enfermée dans des hallucinations qui frôlent le fantastique et conduisent à la perte de repères. En tant que spectateur on finit par se perdre à notre tour dans cette violence qui sous-tend toute la pièce. Nous avons été emportés par le récit vivant de Clara, par ses souvenirs qui se sont morcelés au fil du récit. Le suicide de Clara et ses derniers mots soulignent brutalement la réalité de son désir profond : la science, pour exister et pour souligner les couleurs du monde, doit se mettre au service de l’humanité.
Farben
Texte : Mathieu Bertollet (Éditions Actes Sud )
Mise en scène : Cécile Givernet et Vincent Munsch
Avec : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz et Blue Montagne
Durée : 1 h 30
- Scènograhie : Jane Joyet
- Marionnettes : Amélie Madeline
- Costumes : Séverine Thiébault
- Construction décor : Esat Plaisir, Jane Joyet, Vincent Munsch et Corentin Praud Création lumières : Corentin Praud
- Régie son : Kostia Cavalié
- Stagiaire : Juliette Pacalet
Le Mouffetard – CNMa– 75 005 Paris
Du 17 au 27 janvier 2024
Du mardi au vendredi à 20 h – Samedi : 18 h – Dimanche : 17 h
TOURNÉE
- Fontenay-en-Scènes l 1er et 2 février l Fontenay-sous- bois (94)
- Festival MARTO – Théâtre Jean Arp -11 mars 2024 – Clamart (92)