Interview
Comédien et Metteur en scène
D’abord comédien, Daniel Léocadie se forme à la Ligue d’Improvisation Réunionnaise, puis aux Conservatoires Régionaux de La Réunion et d’Avignon, avant de sortir diplômé de l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT) en 2014. Avec pour co-metteur en scène Jérome Cochet, il monte “Antigone”, tragédie de Sophocle. Il a choisi de l’adapter en langue créole et de déplacer la ville grecque de Thèbes dans un imaginaire scénique empruntant aux codes et traditions populaires réunionnais.
Question : Daniel Léocadie, vous êtes le metteur en scène de “Antigone”, la tragédie de Sophocle que vous transposez dans le cadre de l’Ile de La Réunion où vous vivez et qui est ici jouée à la fois en français et en langue créole. Votre compagnie s’appelle Kisa Mi lé, ce qui signifie en français “qui suis-je” ? Et vous qui êtes-vous ?
Daniel Léocadie : Je suis au départ comédien. À ma sortie de l’Ensatt, j’ai travaillé en France avec notamment Carole Thibault et Bernard Sobel. En 2017, je retourne à La Réunion, j’écris et je joue “Kisa mi lé”, un solo sur la quête identitaire, en français et en créole. J’avais envie de parler de la dualité. Je suis français, je parle le français et le créole et pour moi, ces deux langues sont aussi importantes l’une que l’autre. À La Réunion, on est riche de ces deux langues. Je ne vois aucune hiérarchie dans la pratique et l’utilisation de ces deux langues qui représentent une ouverture sur le monde. Le nom de notre compagnie de théâtre “Kisa Mi Lé”, (qui suis-je ?) est le prolongement de cette quête identitaire.
Q : Actuellement, vous êtes en France pour présenter “Antigone”, une des plus belles tragédies de Sophocle. Elle est interprétée à la fois en français et en créole. Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter cette pièce et en quoi cette tragédie trouve-t-elle un écho dans la culture réunionnaise ?
D.L. : L’idée est venue alors que je jouais dans une pièce mise en scène par Bernard Sobel. C’était au moment des attentats du Bataclan. J’entends un jour aux informations que les parents d’un des terroristes souhaitant enterrer leur fils dans la ville de Chartres où ils vivaient, se sont heurtés à un refus de la municipalité. De ce refus est née pour moi cette question : Que fait-on du corps de celui qui porte atteinte à la Nation ? Cette question était accompagnée de doute, mais aussi de cette réflexion d’un auteur: “Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger”. D’autres questions sont nées : l’engagement du pouvoir, le fardeau qu’il peut représenter…J’ai vu la tragédie de Sophocle comme la possibilité d’un rendez-vous citoyen où ont surgi d’autres questions : Qui suis-je ? Quelle est ma place dans la cité ?…
Q : Vous décidez donc de monter “Antigone” de Sophocle, mais en y ajoutant le créole. De quelle façon le français et le créole se répondent-ils dans l’adaptation que vous en avez faite ? Cette adaptation ouvre-t-elle de nouvelles portes aux personnages et à l’histoire que raconte la pièce?
D.L. : Je ne me suis pas posé de question concernant la forme, puisqu’à La Réunion on parle le français et le créole. Ma question essentielle était la suivante: Comment vais-je raconter cette histoire pour que dans les deux langues, les citoyens s’y retrouvent ? Le créole est surtout utilisé pour la comédie et non pour la tragédie. Il a pris ici une autre forme et même si on ne parle pas le créole, dans les deux cas l’émotion est présente. Le pari que je fais est de dire que par leur présence, selon un spectre plus large, les deux langues sont à égalité tant dans la trivialité que dans la poésie. Concernant les personnages, dans cette “Antigone créole” , Créon est blanc, Antigone est noire et n’est pas une adolescente, mais une jeune femme. Pour moi, les enjeux étaient des enjeux d’adultes. Tout le monde devait se sentir concerné par ce débat, car c’est un sujet de société : Créon, en tant que roi a le devoir de protéger la Cité, que fait-on du corps de ce frère en opposition aux règles de la Cité, des rituels ?…On a essayé de rester au plus proche des personnages de la tragédie de Sophocle, mais de nous adresser, dans le jeu, au public d’aujourd’hui pour l’inclure dans le débat.
Q. : Sur le plan de l’imaginaire scénique, votre pièce a pour espace de jeu le rond des combats de coqs qui sont appréciés à La Réunion. En quoi ce choix établit-il une relation entre la tragédie et la culture réunionnaise? Quelles relations se tissent ainsi entre le public, l’espace de jeu et le sujet de la pièce?
D.L. : Le rond du combat de coq est un lieu de tragédie où les deux combattants sortent souvent amochés, même le gagnant. Les humains regardent deux bêtes qui se battent et parient. J’ai choisi ce dispositif car dans cette tragédie, les hommes se battent de la même façon en pariant sur le succès des uns ou des autres. Je n’ai pas choisi une esthétique, mais des sites de combat où le public a payé pour voir. Ici, le fratricide est le premier combat de coqs.
Q.: Vous mettez en scène un choeur qui utilise des musiques de La Réunion, le moringue et le maloya. En quoi ce choeur constitue-t-il un écho à celui de la tragédie grecque ?
D.L. : Les choeurs en moringue et maloya ont été crées et sont chantés par Danyél Waro. C’est un artiste immense qui a porté très loin la pratique de ces langues. Il a cette faculté de manier la langue créole en la poussant vers une poésie exigeante. En transposant les contenus des chants, il a réuni à la fois les dieux grecs et les dieux de notre région qui tous existent dans notre île, ceux de La Réunion bien sûr, mais aussi ceux de Madagascar, d’ Afrique et d’Inde. Le Choeur devient le témoin et chaque prise de parole établit une autre relation avec le public, interrogeant les enjeux, investissant le présent et utilisant la situation dramatique comme un enjeu citoyen qui interroge sous une autre forme la Cité.
Q.: Que raconte selon vous Antigone aujourd’hui ? De quelle façon votre Antigone et votre spectacle sont-ils reçus ?
D.L.: Notre spectacle crée une surprise par rapport à ce que l’on attend de la tragédie. C’est un moment de fête et de partage avec le public et donc le peuple. Cela se passe sur la place du palais: il y a des morts, des blessés, on rit de celui qui prend un coup de poing, on participe à un moment ressenti comme globalement joyeux avec des moments graves. Nous essayons avec notre compagnie de faire un théâtre populaire. Danyél Waro est un chanteur populaire et beaucoup de Réunionnais qui ne vont pas au théâtre sont venus juste pour lui et ont découvert le théâtre, pour d’autres cela a été l’inverse et le théâtre a mené à la découverte de la culture créole. Pour moi, “Antigone” est une pièce populaire. Les acteurs ne jouent pas mais suggèrent d’ouvrir une discussion avec le public. À La Réunion, le créole a été une ouverture au théâtre, ici la réception positive de la pièce a été une surprise. Cette forme populaire qui utilise le français et le créole a reçu en France et à La Réunion le même accueil et j’y vois un renouvellement de ce rapport entre le théâtre et la Cité.
Propos recueillis par Dany Toubiana