Interview
Comédien, Auteur et Metteur en scène
Après un master en biologie moléculaire, Arthur Viadieu se tourne vers le théâtre. Il co-fonde avec Bob Levasseur le Collectif P4, “J’aurais voulu être Jeff Bezos” est le premier spectacle dont il signe l’écriture et la mise en scène, en complicité avec les membres du Collectif P4.

Question : Arthur Viadieu vous êtes titulaire d’un master en biologie moléculaire, mais aujourd’hui vous êtes comédien, auteur et metteur en scène. Comment passe-t-on de la biologie moléculaire au théâtre ?
Arthur Viadieu : Je suis passionné par le théâtre depuis le CM1. J’ai pris des cours de théâtre amateur avant de passer le concours, de m’inscrire au conservatoire du XI° à Paris puis de suivre les cours du soir de l’École Jacques Lecocq. J’ai travaillé avec le Théâtre Majàz sur une pièce concernant Eichmann et j’ai découvert qu’on pouvait faire un théâtre généreux et sans retenue. En travaillant avec le Théâtre Majàz, je suis tombé aussi sur les livres de Gunther Anders, notamment “L’obsolescence de l’homme” écrit dans les années 60 et ce livre a été pour moi une véritable ouverture sur notre monde.
Q. : “J’aurais voulu être Jeff Bezos” est la première pièce dont vous êtes l’auteur et le metteur en scène. Jeff Bezos est le créateur de l’entreprise Amazon, qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’écrire sur ce sujet ?
A.V. : Justement le livre de Gunther Anders “L’obsolescence de l’homme” qui est devenu mon livre de chevet. C’est un essai philosophique qui évoque la technologie qui s’imposait petit à petit dans les foyers à partir des années 50-60. Anders souligne le conformisme qui s’installe dans la société de cette époque. Il en souligne la terreur douce mise en place par l’installation de certaines machines. J’ai pensé aussi au livre de Guy Debord sur la société du spectacle. Et quand je me suis intéressé à Jeff Bezos, certaines des idées d’ Anders me sont revenues. en regardant l’organisation de la société Amazon. Par exemple, quand on utilise internet, on utilise aussi Amazon et on donne beaucoup d’informations sur notre mode de vie et de nombreux domaines. C’est ainsi qu’est né le personnage de ma pièce. Je me suis dit que Jeff Bezos est devenu le seigneur de nos besoins pour travailler et nous divertir. Je me suis dit aussi que d’une certaine façon, nous ne sommes pas sortis de la féodalité car nous sommes dirigés encore par des seigneurs. Nous nous comportons comme des serfs au service de leur seigneur. J’ai fait miennes certaines conclusions d’Anders dans “L’obsolescence de l’homme” et je trouve très inquiétant qu’à notre époque, les politiques ne prennent pas assez en compte l’impact des outils numériques sur nos sociétés actuelles.
Q : Revenons à votre pièce. Au centre Jeff Bezos et l’importance de son impact financier, l’organisation du travail qu’il impose, le mépris des employés et des règles dans l’entreprise. Votre pièce, aux registres divers, joue également sur l’humour et une forme de folie. On a parfois l’impression que Jeff Bezos est presque une excuse. De quoi voulez- vous parler exactement dans cette pièce ?
A.V. : En fait, je voulais parler de ma profonde inquiétude en m’attachant au mythe de l’entrepreneur tout puissant et aussi au discours sur la nécessité de la réussite à tout prix. Ce discours pèse sur les gens et les détruit. Des pauvres gens souvent qui y croient alors que c’est parfois impossible. Ce type d’entrepreneur est conçu par le système américain et il est délétère pour la plupart des gens. Le titre de ma pièce est “J’aurais voulu être Jeff Bezos” et d’un point de vue individuel, je ne cache pas mon admiration pour ce personnage. En ce sens les acteurs qui souhaitent la reconnaissance, se comportent d’une certaine façon comme lui. Ils sont souvent fascinés par l’envie de la réussite. Pour former un projet on a besoin d’échanges, de diplomatie. La démesure, la mégalomanie dans un projet est le mythe de celui qui pense y arriver seul et par lui-même. Ce discours apporte la désillusion et la frustration qui font péter les plombs. En fait, si on veut appartenir au monde des Jeff Bezos, c’est tout ou rien et en utilisant de hautes technologies. Cette démesure finit par devenir angoissante. Si je reviens à la science, une telle attitude me fait penser à la cellule cancéreuse qui se multiplie et provoque la mort alors que la cellule souche conserve la vie. Elle reste en place et d’une certaine façon, elle est immuable. La vraie question est peut-être celle-ci : Comment trouver de la justesse dans le désir de croissance et de réussite ?
Q: La démesure dans la réussite de Jeff Bezos, vous la liez d’une certaine façon à la démesure de l’utilisation des technologies numériques, que voulez-vous dire par là ?
Je pense que les appareils, les outils numériques que l’on utilise sont utiles mais apportent aussi une forme de totalitarisme dans la façon dont on les utilise. C’est une incitation permanente au divertissement. D’ailleurs dans le spectacle, avec le divertissement, l’angoisse surgit. Dans les écrits d’ Anders, le divertissement est une des thèses du pouvoir. J’ai un désespoir chaleureux sur ces sujets. Je n’arrive pas à ne pas voir cette pression douce dans le divertissement permanent.
Q. : Tout comme vous, Jeff Bezos est tenté par les sciences. La création de l’entreprise Amazon a été pour lui l’occasion de s’intéresser à la robotique, l’intelligence artificielle et même à la conquête de l’espace. Dans votre pièce, de quelle façon décodez-vous le système pour en faire un objet théâtral ?
A.V. : Pour écrire cette pièce, le travail de recherche a été long et passionnant. Mais je me suis senti de plus en plus terrorisé quand j’ai découvert, par exemple, qu’un des collaborateurs directs de Jeff Bezos avait quitté l’entreprise quand il a réalisé qu’Amazon était un vrai danger pour la démocratie. Il avait contribué à créer cet outil qui utilisait les données personnelles, qui mettait en place un monde de surveillance sous prétexte de sécurité. La première écriture de la pièce a été très didactique, philosophique…Il m’a fallu transformer les faits, en m’intéressant à la biographie de Jeff Bezos. J’ai découvert qu’il avait un rapport très proche avec ses grands-parents. En les évoquant dans la pièce, j’ai retrouvé le côté naïf de l’enfance du personnage qui s’oppose aux côtés durs du patron qui empêche par exemple à ses employés la création d’un syndicat. Je ne voulais pas faire de Jeff Bezos un personnage psychologique, mais en donner une représentation tantôt naïve, tantôt effrayante.
Q: En dépit d’une forme de monstruosité, en quoi Jeff Bezos est-il un personnage intéressant?
A.V. : Il est toujours créatif, il avance en dépit des obstacles. Pour lui, créer un potager ou une entreprise nécessite de mettre en place les mêmes motivations et qui doivent être inspirantes avant tout. J’ai envie d’y croire et de ne pas y croire. Mais tout cela n’est-il pas de la poudre aux yeux ?
Q: Votre compagnie s’appelle P4. Arthur Viadieu, quels sont vos projets ?
A.V. : La mise en scène de cette pièce s’est faite de façon très ouverte. On a fait un très gros travail au plateau et tous ensemble. La scénographie et les lumières sont venues compléter ce travail et enrichir à la fois le texte et la mise en scène. J’ai le désir de continuer à jouer, à écrire et mettre en scène des spectacles avec le collectif P4.
Propos recueillis par Dany Toubiana / Mars 2023